Les mots qui se suivent dans Les vagues nous entraînent dans un flot, flux et reflux, mouvement continu, qui gonfle, gonfle et retombe pour recommencer ailleurs, comme une vague nouvelle qui naît un peu à côté, dans le temps et dans l’espace.
Dans chacun des mouvements du texte, se nouent des dialogues - étranges - entre les personnages. Ces grands mouvements, morceaux de temps d’enfance, de jeunesse, d’âge adulte, sont entrecoupés par le récit d’une journée de soleil sur la mer.

Les personnages de Virginia Woolf sont attentifs aux sensations, aux mouvements de lumière, aux chenilles, aux gestes. Ils parlent un langage imaginaire, qui se nourrit des signes du monde. Et ces signes sont l’indice des flux de vie et d’émotions. Ainsi, sans aucun dialogue réaliste, à travers le concert des voix du premier mouvement du livre par exemple, l’enfance, les différentes enfances, sa perméabilité au monde, les curiosités bizarres qui l’habitent, sa violence dans les sensations et les sentiments, nous est rendue sensible.
Lorsque la lecture adjoint les signes les uns aux autres dans une sorte de musique très belle, ils nous rendent perceptibles les mouvements d’âme secrets, profonds, superficiels, et très mobiles, qui constituent les mondes, intérieurs ou extérieurs, et tous les passages, les matières poreuses entre l’individu et l’environnement, entre les individus eux-même. Les voix se donnent corps les unes aux autres, et sans cesse se confondent avec les éléments du dehors.
Il ne s’agit pas cependant de célébrer l’unicité d’un tout, mais plutôt, de rendre accessible la fragilité des unicités, et l’attention nécessaire à chaque moment, car les mondes bougent et se brisent.

Oui, ce n’est pas la célébration de l’unicité, du tout, et pourtant, comme dans les bons romans, il s’agit du chant du monde. On sent que passe un souffle de familiarité, de bouts d’enfance, fantastiquement partageable. Parce que je n’ai pas connu le pensionnat anglais, par exemple, mais je peux sentir et comprendre les émotions évoquées ici.
Et puis les vagues, c’est avec le flux et le reflux, l’hésitation qui avance malgré tout, c’est le mouvement de la vie, des inquiétudes. Par instant on est porté, et puis parfois on n'avance plus, c’est une question d’humeur et de musique.
Ce qu’il y a de formidable chez Virginia Woolf c’est qu’elle fait voir et sentir ce qu’il y a au milieu, ce qui passe entre les choses. Chez elle ce n’est plus je suis «ça» ou «ça», mais l’inquiétude entre les deux et le sentiment de vague qui ne se satisfait pas d’une détermination ou d’une propriété pour se définir. Je suis Bernard et je suis Rhoda, et peut être Neville ou la fleur qu’on s’échange...
C’est l’empirisme de Hume qui réfute l’idée du «Moi» comme substance unifiée et suffisante. S’il y a une faille de l’idée du moi moderne, tant mieux ! Nous ne sommes pas de petits pions sur pattes. Nous sommes bercés d’influences, perméables, résistants, balançants... Nous sommes « comme de la brume qui s’étend entre les personnes que (nous) connais(sons) le mieux». (Mrs Dalloway.)
J'aime les romans auxquels on participe, la littérature qui nous regarde. Les vagues en est surement un des exemples le plus évident.
Disponible chez Christian Bourgois